samedi 6 février 2010

Jésus et Beaulieu



Je dois avoir 9 ou 10 ans. Cinquième année du primaire. La prof nous fait ouvrir nos cahiers de catéchèse sur une grand page blanche où c’est écrit : « Dessine une belle croix ». Tout artiste étant grand plagiaire, j’ouvre alors mon Larousse, dans lequel se trouve une illustration qui recense divers types de croix. Je choisis la tréflée. La moitié de la classe m’imite et se choisit un motif dans le dictionnaire. Rapidement, tout le monde est penché sur son œuvre religieuse. Il règne un silence à faire jouir un bibliothécaire. On n’entend que le frottement des crayons Prismacolor sur le papier bon marché. Ça dure un moment.

Et puis soudainement : « Oh mon Dieu ! » Je me retourne, juste à temps pour voir la prof remonter du fond de la classe. Elle traîne derrière elle Beaulieu, qui lui traîne son cahier. À demi coloriée sur la grand page blanche, un belle grosse svastika bien dodue. Deux secondes plus tard, la prof, Beaulieu, et son cahier ont disparu. Il ne reste que vingt gamins qui fixent perplexes une porte de classe laissée ouverte.

J’ai toujours trouvé injuste que Beaulieu se fasse engueuler par le directeur pour une croix gammée. Il n’était pas méchant, Beaulieu. Juste un peu étourdi. Il avait dû choisir cette croix parmi les autres parce qu’elle lui rappelait un truc quelconque : une image dans un vieux film de guerre, ou une photo d’un monsieur important avec une casquette et une petite moustache, dans l’encyclopédie. À Baie-Comeau, on est très loin de la 2e Guerre. La ville a été fondée en 1937, entre la forêt vierge et le Saint-Laurent. Pas de cénotaphe, pas de cimetière, pas d’édifice endommagé, pas de grand-père qui radote ses années sous l’Occupation. Ce qui vient à l’esprit quand on mentionne le 11 novembre, c’est que les banques sont fermées.

Source photo : wikipedia.


Beaulieu avait rejoint le groupe quelques semaines après le début de l’année. Il bégayait, il était timide, et il ne sentait pas bon. On l’avait mis à l’arrière de la classe. Il s’est tout de suite fait une réputation de cancre en pissant dans son pantalon au milieu d’un cours, quelques jours à peine après son arrivée. Cette fois, le silence avait été troublé par deux fillettes. Elles s’étaient mises à hurler « YAAAAAAAAAAARRK ! » en pointant une rigole de pisse qui avançait lentement entre les pupitres.

Je me souviens de la prof un peu découragée : « Mais pourquoi t’as pas demandé pour aller aux toilettes ? » Et Beaulieu qui fixe son pupitre, la tête dans les mains. Il hésite. Tous les yeux sont sur lui et il le sait. Le silence est total. La prof attend une réponse. Il bégaye doucement : « Jjjj… jjjj… j’tais… j’étais… » Et puis ce qu’il essaie de dire sort enfin, d’un seul jet étranglé : « J’tais trop gêné ! » Et éclate alors le pandémonium scolaire ultime. Une vingtaine de gamins qui gueulent et qui rient, qui tapent sur leurs bureaux, la prof qui perd le contrôle et qui devient hystérique, et Beaulieu qui en rajoute en frappant sa tête sur son pupitre. La classe avait trouvé son sous doué; l’année scolaire pouvait officiellement commencer.

J’ai été copain pendant un moment avec Beaulieu. Pas que j’étais plus gentil que les autres. Au primaire, y’a pas vraiment de clique. On ne souffre pas encore d’ambition. Y’a ceux qui savent additionner, et ceux pour qui c’est plus difficile. Mais ce n’est pas vraiment un critère de discrimination. Et quand vient l’heure de la récré, tout le monde essaie d’être le roi de la montagne de neige. À ça, Beaulieu était aussi doué que les autres.

Notre courte amitié était née d’une passion commune pour Rahan, un Tarzan préhistorique qui affrontait mensuellement tigres et mammouths dans le Pif Gadget. Je me souviens que Beaulieu pensait d’une manière différente. Il avait quelque chose de l’artiste dans son esprit. On peut se servir d’un ballon de soccer pour représenter la lune. Beaulieu, lui, était du genre à se servir de la lune comme ballon de soccer. En plus, il bricolait bien.

Il habitait dans une sorte de mini HLM, pas trop loin de chez moi. Je ne me souviens pas d’avoir déjà vu ses parents. Je crois qu’il avait une sœur, que je n’ai jamais vue non plus. Je ne sais pas si elle était plus vieille ou plus jeune. On passait notre temps à jouer dehors. Ça a duré trois ou quatre mois. Puis l’un de nous a changé d’ami, comme on change de jeu. Il y a quelques années à Barcelone, je suis resté un moment fasciné par un groupe d’enfants qui jouaient en simultané deux parties de foot sur la même place. Les deux terrains imaginaires étaient superposés perpendiculairement, et les gamins alternaient d’une équipe à l’autre, à leur convenance. Les enfants sont comme ça : ils ne tiennent pas de score. Alors Beaulieu et moi, à un moment, on s’est perdus de vue le plus naturellement du monde.

Cette année là, y’a aussi Jésus que j’ai perdu de vue. Une partie de moi qui est devenue critique. Ça c’est manifesté par un sentiment d’injustice, à diverses occasions. Quand Beaulieu s’est fait engueuler pour avoir choisi dans sa grande naïveté d’enfant, mais surtout pour des raisons esthétiques personnelles, ce qui s’avérait être une svastika. Mais aussi quand la prof nous a raconté la parabole de l’enfant prodigue. Dans mon esprit de petit Nord-Américain, voir le fainéant être récompensé, ça me faisait chier. J’ai senti la colère de l’autre fils, le bosseur fidèle. Et je la sens encore aujourd’hui. Je n’ai peut-être pas la fibre socialiste.

Je crois que le fusible de ma foi catholique a vraiment sauté le jour où notre prof nous a rapporté ce bout de l’évangile selon Saint-Marc : « Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume des cieux ». Je ne sais pas si je suis parano, mais j’ai eu l’impression qu’elle me fixait en lisant le texte. C’était connu dans le quartier que ma famille vivait confortablement. Pas les Rockfeller, mais quand même bien. Genre, petite entreprise correctement profitable. Pas assez pour une Cadillac, mais assez pour une Buick Park Avenue. Moi, j’avais l’impression que nous étions riches. Alors avec sa parabole du jeune homme riche, non seulement la prof me coinçait ma culpabilité judéo-chrétienne dans le cul, mais elle m’annonçait que je n’avais pas droit au Royaume des Cieux. J’ai osé une question : « Oui mais, madame, le jeune homme, c’est pas sa faute s’il est riche. S’il n’a pas de péchés et qu’il fait le bien, pourquoi c’est plus difficile pour lui que pour les autres ? » J’ai eu droit à un jugement sans appel : « Parce qu’il est riche ». J’étais dévasté. Même un marmot sait qu’il est littéralement impossible de faire passer un chameau par le chas d’une aiguille. C’est sans espoir.

Bon, plus tard j’ai entendu parler de problèmes dans la traduction. Du texte Grec, on aurait lu kamelos (chameau) au lieu de kamilos (câble). D’autres disent que les chas d’aiguille désignaient ces petits passages au bas des murailles, conçus pour limiter le risque d’invasion. Mais, il semble que les profs de l’époque n’étaient pas au fait de ces hypothèses. C’est donc sans remord, et peut-être avec un brin de sadisme, qu’ils condamnaient leurs élèves aisés aux flammes de la géhenne. Tout ça en nous parlant de bonté, de charité, et de miséricorde ! Moi, j’ai décroché.

Je ne sais pas ce que Beaulieu est devenu. Avant la fin de l’année, sa famille a déménagé. Je ne l’ai plus jamais revu. Je ne sais pas non plus ce que Jésus est devenu, d’ailleurs.


2 commentaires:

La tortue légère a dit…

Jesus est resté coincé dans un chas qui n'en était pas et n'en est pas revenu. C'est Beaulieu qui l'avait dessiné de chas là.

les lettres à recopier m'intiment
demarquer
"priat"
Doux Jesus priez pour moi !!

Anonyme a dit…

Paul, moi je sais maintenant qu'on peut en passer tout plein de chameaux par le chas d'une aiguille! Et l'Ukrainien Mykola Syadristy l'a prouvé : http://microart.kiev.ua/en/karavan.html
Il en fait passer 4 en même temps, avec une pyramide et un tit palmier en prime!
Alors c'est bon. On est au moins quatre à pouvoir être riche maintenant. Disons Mykola, toi, moi et Tortue Légère patrce qu'elle a aussi commenté le post... ;-)