dimanche 8 août 2010

Manipulation

Si j'ai un défaut dans la vie, c'est de terminer la majorité des livres que je commence. Même les mauvais. Je me suis repris à trois fois pour terminer l'horrible Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper. Ma plus difficile épopée à vie.

Si j'ai tant détesté cette brique, c'est qu'elle est shootée aux coïncidences. Des Indiens qui sortent de nulle part, la cavalerie qui débarque au bon moment, etc. Mark Twain a d'ailleurs écrit un savoureux papier sur les affronts littéraires de l'auteur de Deerslayer.

Il y a un terme qu'on m'a appris en littérature anglaise : plot manipulation. Prononcez plotte manipiouléshonne (eh oui, je vous entends penser au mauvais jeu de mot). C'est quand un auteur manipule son récit, trompe son lecteur en le guidant dans une mauvaise direction, à coup de sous-entendus, de petites remarques. Ou lui cache des informations qui normalement seraient apparues plus tôt dans un récit naturel. Tout ça dans le but de forcer une chute inattendue.

Les mauvais polars sont remplis de ce genre de stratagèmes. Les films de série B aussi. On peut pardonner à Fenimore Cooper; il est d'une autre époque et ses conditions de publication forçaient l'aventure à rebondissements. On peut excuser Asimov aussi, pour les mêmes raisons.


Source photo : wikipedia.


Mais je n'ai pu pardonner à Régis Jauffret et son Microfictions. Je l'ai lâché autour de la centième page. L'écrivain nous jette un pavé de diapositives sordides sur le genre humain. Cruauté, folie, abus. La presse dit : « Un déluge torrentiel de ces vices, pulsions, tabous et petits fascismes ordinaires que la société s'emploie à refouler et qui grouillent derrière les vitrines et les façades. »

Ce que je n'ai pu pardonner, ce n'est pas le sujet. Je peux comprendre qu'un auteur souhaite donner libre cours à son désabus, sa frustration, ou son sadisme. C'est plutôt la manière franchement moche et manipulatrice de le faire. La paresse de scénarisation, la recette grossière, menteuse, répétée d'histoire en histoire. Après la quatrième vignette, le style de Jauffret devient prévisible. Aussi lourd qu'un ivrogne amer qui radote.

La paresse aussi dans le recours aux clichés de l'infâmie. J'ai lâché le bouquin après l'historiette de ce grand-papa gâteau et de sa petite fille. Dès les premières lignes, j'ai su que ça allait finir sur un truc incestueux. La tentative de dissimulation était trop évidente, le récit trop fabriqué. Et j'avais raison.

Vous me direz que toute histoire est une invention, donc une manipulation. Le talent réside dans le fait de donner crédibilité à cette illusion. Même s'il trouve sa source dans la « vraie vie », le distillat d'existences crades qu'est Microfictions devient un mensonge, par ce soin qu'a l'auteur d'assassiner toute beauté après l'avoir soigneusement construite. Un mensonge aussi par la diversité exagérée de ses anecdotes. Forcer ensemble toutes ces histoires et leurs chutes violentes, c'est aussi forcer le noir au delà de sa densité réelle. Si le livre de Jauffret devait être compris comme une blague dans le style noir, cette blague dure trop longtemps. Son effet finit par ennuyer, comme la vingt-septième flatulence sonore d'un pilier de bar.

Le bouquin a jauni dans ma bibliothèque pendant plusieur mois. N'éprouvant aucun désir d'y retourner, j'ai fini par le mettre au recyclage. Pourquoi vous en parler maintenant ? Parce que récemment, une petite fille me l'a remis à l'esprit.

Je passais près d'un cimetière, en rentrant du boulot. Il faisait chaud. Derrière moi, j'ai entendu une fillette et son pépé qui discutaient. Ils étaient à vélo et roulaient pas trop vite. Au moment où elle me dépassait, la gamine a eu cette réflexion : « On est bien dans notre tombe; on est au frais. » Derrière, le vieux n'a rien répondu. Lorsqu'il m'a dépassé à son tour, j'ai vu qu'il regardait le cimetière.

Tout était là pour une vraie microfiction. Il manquait juste un écrivain. Paradoxalement, il n'était pas nécessaire d'en dire plus.


P.S. - s'il vous prend une envie de noirceur, lisez plutôt Carne de perro, de Pedro Juan Gutiérrez.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Très vilain défaut, il y a tant de bons livres ! Moi il faut que ça me pogne, le style plus que le contenu, sinon, Adios.

Rien à voir, mais je viens de lire un billet de Moumouk - l'ours mal léché (pohenegamouk.free) sur l'arrogance des français dont tu nous as déjà si bien parlé.