mardi 14 février 2012

Stasi sociale

Cet article rapporte que CNN a suspendu Roland Martin, un de ses collaborateurs réguliers, pour avoir publié des messages homophobes sur son compte Twitter durant le Super Bowl. Martin a écrit : "If a dude at you Super Bowl party is hyped about David Beckham's H&M underwear ad, smack the ish out of him!"

Une traduction honnête de "hyped" serait "excessivement enthousiaste". Donc une traduction honnête du commentaire serait : "Si un des potes à votre fête du Super Bowl est excessivement enthousiaste à propos de David Beckham et de sa pub de slips H&M, frappez-le !"




Avec ce commentaire pour seule preuve, une accusation d'homophobie ne tiendrait pas la route devant un tribunal sérieux. Moi j'ai envie de frapper David Beckham, ou toute personne montrant un enthousiaste excessif à son endroit. C'est seulement que je n'aime pas : le vedettariat, l'espace médiatique excessif accordé à un simple pousseur de ballon, les gens qui mettent trop de gel dans leur cheveux. David Beckham et ses fans m'énervent. Il n'y a aucun lien entre homophobie et beckhamophobie. Alors Roland Martin aurait dû pouvoir bénéficier du doute raisonnable. Mais il a été viré.

Dans le même ordre d'idées, vous souvenez-vous de cette Québécoise en dépression qui avait perdu son droit à ses allocations à cause de photos sur Facebook ? En gros, son assureur avait jugé qu'elle avait une mine beaucoup trop heureuse pour une déprimée.


Big Brother

On se méfie de la surveillance officielle. Dès qu'une autorité gouvernementale tente une manoeuvre coercitive, ou inquisitrice, on se lance dans les références orwelliennes. On devient frileux dès que Google ou Facebook reniflent un peu trop nos données. On sort les grands mots : atteinte à la liberté d'expression, aux droits de l'homme, à la vie privée. Pensez au Patriot Act, ou à l'Hadopi.

Mais avec l'arrivée des réseaux sociaux, j'ai l'impression d'assister à l'émergence d'un Big Brother officieux. Un tribunal de la rectitude populaire où le lynchage est permis. Un mec perd son boulot à cause d'une boutade pas nécessairement homophobe. Une déprimée sourit sur Facebook, et elle perd ses indemnités d'arrêt de travail. C'est la loi de la horde et de la rumeur qui s'impose. C'est la surveillance continue, le contrôle des esprits. On n'a pas droit à l'erreur. Le lapsus n'existe plus. La présomption d'innocence, c'est "out".

Big Brother, c'est pas l'État ou les géants de l'internet ; c'est vous et moi.

Remarquez comment votre comportement sur Facebook évolue à mesure que votre réseau s'enfle d'anciens collègues, de relations professionnelles, ou "d'amis" dont vous ne connaissez pas grand chose. N'avez-vous pas modéré un peu vos élans, depuis que tout sous-directeur des ressources humaines peut remonter un petit bout de votre vie personnelle en tapant votre nom dans Google ? N'êtes-vous pas inquiets de savoir que l'absence d'un profil public est maintenant jugé suspect par la plupart des cabinets de recrutement ? Sentez-vous une sorte de pression à la "normalité" ? Quelle est votre première réaction lorsqu'un ami "vous a identifié dans une photo" ?

Vous vous dites que vous n'avez rien à cacher. C'est vrai, moi non plus je n'ai rien à cacher aux autorités compétentes, aux flics, ou au ministère des finances. Ce qui me fait peur, c'est d'être jugé par les cons du quotidien. Le con qui mettrait mon CV au panier parce qu'il n'aime pas mon dernier statut Facebook. L'intolérant qui ne supporte pas tel genre d'humour, ou tel snobisme. Le frileux qui voudra m'imposer sa morale. Le patron qui cherche juste un prétexte pour me virer. L'inspecteur des assurances qui estime que je n'ai plus mal au dos parce qu'il a vu une photo de moi en train de jouer au ballon avec ma nièce de deux ans.

Les réseaux sociaux sont d'une instantanéité formidable. Mais ils ont aussi favorisé la croissance d'une sorte de "journalisme dégradé". Cette information incomplète, peu vérifiable, mais répétée. Cette info-rumeur, potentiellement mensongère, souvent infirmée après quelques heures.

De la même manière, les réseaux sociaux promeuvent-ils la banalisation d'une justice bâtarde ? Une stasi sociale ?



Pour m'amuser un peu, je vous mets la courbe de croissance du nombre d'agents de la stasi. Et plus bas la courbe de croissance du nombre d'utilisateurs de Facebook. Et si vous adhérez à fond à la nouvelle réalité, sachez que Google offre 25$ à qui lui donnera plus de détails sur ses habitudes de navigation.


Évolution du nombre d'agents officiels
de la Stasi, sur wikipedia.



Nombre d’utilisateurs de Facebook
dans le monde (en millions), sur wikipedia.


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